Pour les chiites, qui demeurent dans l'attente du retour de l'Imam « occulté », tout pouvoir temporel est un pis-aller : en fondant une monarchie chiite, les safavides doivent composer avec les religieux, qui les cautionnent... moyennant un pouvoir croissant. Tirant sa force de ses solides points d'ancrage hors d'Iran et de son indépendance financière, le clergé chiite iranien se consolidera aux 18ème - 19ème siècles jusqu'à renverser la dynastie Pahlavi en 1979.
Velâyat-e faqih, Ayatollâhs, Mollahs : la révolution iranienne de 1979 a révélé au monde musulman l'importance d'une catégorie sociale que les pays sunnites réduisent habituellement au statut de fonctionnaires religieux soumis au pouvoir civil : celle du « clergé » chiite. Certes, ce n'est pas le point fondamental qui caractérise le chiisme, mais c'est un des plus visibles, et son rôle politique majeur à la fin du XXe siècle mérite une attention particulière.
Pourquoi cette révolution n'a-t-elle pas vu triompher, comme dans d'autres pays, des militaires ou des militants nationalistes ou populistes, mais des religieux en turban qui ont imposé une vision cléricale de l'islam politique ?
Dans l'attente du Douzième Imam
Pour les chiites des Douze Imams, ou « duodécimains », qui contestent l'élection d'Abu Bakr après la mort du Prophète, la véritable légitimité spirituelle et temporelle doit revenir à celui qui en aurait reçu la transmission directe : son cousin et gendre Ali, puis aux descendants de ce dernier, même s'ils furent systématiquement écartés du pouvoir temporel et, selon la tradition chiite, persécutés jusqu'au martyre.
Le dernier de ces descendants, le Douzième Imam, « occulté » en 874 mais toujours vivant, reste donc pour eux le seul souverain pleinement légitime. Tout pouvoir temporel, en attendant son retour, est un pis-aller. Les théologiens chiites ont parfois approuvé la participation de leurs fidèles à des gouvernements, quand ils pouvaient ainsi protéger les communautés réduites à la clandestinité par la répression des dynasties sunnites.
Ils considéraient leur héritage spirituel bien supérieur à l'autorité usurpée dont les califes sunnites se prévalaient. Ils n'avaient pas concrètement pensé à l'organisation nouvelle qu'il fallut mettre en place en Perse à partir de 1501, quand Shah Ismaïl prit le pouvoir à Tabriz et fonda la dynastie safavide. La famille d'Ismaïl était passée au chiisme depuis deux générations seulement et prétendait même descendre des Imams, ce qui lui conférait une aura mystique supplémentaire. Elle utilisa d'abord le support d'une confrérie soufie dynamique, dont le centre spirituel était situé près de la mer Caspienne, mais éprouva très vite le besoin d'une administration religieuse soumise à son pouvoir et conforme à la nouvelle doctrine.
Le chiisme était en effet à la base de la mobilisation des Persans autour des Safavides, contre les Ottomans sunnites. La rareté des élites religieuses chiites persanes fut compensée par l'arrivée de théologiens du Jabal Amil ou du Bahreïn, ou même de Mésopotamie. À Ispahan , à Qom et à Mashhad, ils trouvaient enfin une terre où les études et les enseignements chiites pouvaient se dispenser librement. Mais certains d'entre eux répugnaient à présenter Shah Ismaïl et ses successeurs comme des Imams, ou comme des détenteurs légitimes du pouvoir de l'Imam.
La légitimité au prix fort
Pour complaire aux oulémas chiites qui voyaient dans les soufis une dangereuse concurrence religieuse, les Safavides ont progressivement donné aux théologiens des avantages symboliques importants ; ils leur ont construit, dans les villes principales, de superbes écoles qui subsistent encore. Malgré leur vie peu conforme aux préceptes coraniques, les souverains prétendirent détenir la légitimité royale par délégation de l'Imam et de par l'attestation qu'ils recevaient des théologiens.
Ces derniers, qui prirent les titres de Sadr el-Islam ou de Sheykh el-Islam, prétendaient pouvoir interpréter la volonté de l'Imam absent par le moyen de l'ijtihad (effort d'interprétation). La légitimité de la monarchie était donc établie par les armes, mais consolidée et confirmée par une caution religieuse. En retour, les oulémas établissaient leur pouvoir judiciaire, culturel et moral, jusqu'à faire interdire parfois la consommation d'alcool et la déclamation de poésie lyrique, deux piliers de la culture aristocratique iranienne.
Après la chute des Safavides (1722), cet édifice s'écroula et on put même envisager un retour des Persans vers le sunnisme. Mais la nouvelle doctrine avait trouvé trop de points communs avec la culture persane, notamment son besoin d'exprimer de la compassion pour le martyre des Imams par des débordements théâtraux et des manifestations exubérantes qui déplaisaient aux oulémas eux-mêmes...
Consolidation, étatisation
La dynastie Qajar (1779-1925) n'avait pas plus de prétention à la légitimité religieuse et dut composer autrement avec le clergé chiite, pour lequel elle éleva également des écoles et des mosquées somptueuses. Les Qajars se disaient protecteurs du chiisme et se retrouvèrent alliés aux oulémas pour réprimer violemment la révolte du Bâb, fondateur d'une nouvelle religion : le bâbisme, futur bahâ'isme.
Mais après l'exécution du prophète iranien (1850), les causes de rivalité ne manquèrent pas : la pression européenne entraînait des réactions hostiles au sein de la population, et les multiples concessions des souverains, qui alliaient la corruption à l'absolutisme, fournirent des arguments aux partisans de réformes politiques.
À partir des années 1880, sous l'influence de Jamal ad-Din Asadâbâdi (al-Afghâni), un théologien iranien qui chercha à faire oublier son chiisme pour élargir son audience hors d'Iran, des tendances panislamistes (mouvement politico-religieux réclamant l'union de toutes les communautés musulmanes dans le monde) entraînèrent une partie du clergé dans les luttes politiques.
La force du clergé iranien, depuis le 18e siècle, venait en particulier de l'établissement des oulémas dans les lieux de pèlerinage chiites de Mésopotamie, à Najaf et Karbala, en territoire ottoman. Échappant donc à la pression politique de Téhéran, ils pouvaient y exercer à l'occasion des pressions pour faire reculer la monarchie iranienne.
Depuis les années 1860, un réseau de télégraphe permettait aux principales villes de communiquer rapidement, par exemple pour interroger un théologien sur un problème social ou religieux : la centralisation de l'autorité religieuse était désormais possible et les chiites ont cherché à définir une autorité unique à laquelle se réfèreraient les croyants, le Marja' taqlid.
Une autre spécificité du clergé iranien était son indépendance financière : ne dépendant pas de l'État, sauf pour des faveurs particulières quand les dirigeants avaient besoin d'eux, les oulémas étaient rémunérés d'une part par les revenus de puissantes fondations religieuses (waqf), d'autre part par les taxes que versaient volontairement les fidèles (khums), indépendamment de l'administration fiscale, aux représentants du marja' qu'ils s'étaient choisi.
Grâce à cette autonomie, le système clérical a pu se maintenir malgré les pressions très fortes qu'il a subies des Pahlavi. Reza Shah (r. 1925-1941) a voulu réduire au minimum l'influence du clergé mais ce dernier s'est maintenu et n'a cessé de se manifester depuis la crise mosaddeqiste des années 1951 -53 (nationalisation des puits de pétrole), la révolution chiite étant le triomphe de son combat contre la laïcisation.
Trente ans après la révolution, on constate d'une part le renforcement de la dimension internationale du clergé chiite, qui a attiré à Qom des oulémas jouant un rôle important aujourd'hui en Irak, au Liban, mais aussi dans le sous-continent indien, en Afghanistan, et dans certains pays d'Afrique. Mais l'étatisation de l'institution religieuse lui a fait perdre son identité et certains théologiens iraniens d'aujourd'hui réclament une séparation entre les pouvoirs religieux et politique.
Au sein de la hiérarchie chiite iranienne, le soutien aux dirigeants actuels est loin d'être unanime. La tendance, qui s'exprime depuis Najaf dans l'entourage de l'ayatollah Sistâni, est au « quiétisme », c'est-à-dire à la préservation de l'essence du message chiite par sa mise à l'écart des soubresauts de l'histoire.
Yann Richard est professeur d'études iraniennes,
Sorbonne - Paris